Instituteur de l'école publique à la retraite depuis deux ans, père de quatre enfants et grand-père deux fois déjà, je m'interroge souvent sur mon parcours professionnel et familial en regardant les parents et les enfants d'aujourd'hui. Je me sens moins " la tête dans le guidon" que lorsque j'étais instit et père. J'essaye de prendre du recul, de la distance, de comprendre l'évolution du monde dans lequel nous vivons. Je ne suis pas sûr de bien saisir toutes les évolutions en cours et de discerner avec justesse de quoi sera fait demain. Je crains parfois que le pire soit à venir et de ne pas être assez "armé" sur le plan intérieur pour l'affronter et d'avoir fait une vie trop douce à mes enfants, de les avoir trop protégés des réalités de la vie. Bref de leur avoir fait manger le pain blanc avant le pain noir. Je ne suis pas sûr d'avoir été un bon père. Je ne suis pas sûr non plus d'avoir eu vraiment envie de l'être. Je ne suis pas sûr d'être un bon grand père et d'avoir très envie de l'être réellement.
J'avoue aujourd'hui que je n'ai pas fait mieux que mes parents ni que mes enfants qui deviennent de jeunes parents à leur tour. Nous avons été nombreux dans ma génération à vouloir changer le monde. Nous voulions donner à nos enfants une autre éducation que celle qu'avaient reçue nos parents. Que nous jugions alors trop rigides, trop rigoureux, trop exigeants, puritains. Nous affirmions alors que l'éducation qu'ils avaient reçue était trop basée sur l'effort, la souffrance et pas assez sur le plaisir, la liberté, la douceur de vivre. " Peace and love." Nous pensions qu'ils avaient été trop marqués par deux guerres mondiales. Leur « Si tu avais connu la guerre… » nous agaçait ainsi que leur attachement aux biens matériels,à la nourriture ; eux qui parfois avaient tout perdu dans les bombardements et qui avaient eu si faim jours après jours, semaines après semaines, mois après mois pendant quatre longues années de guerre.
Le monde a changé malgré eux, malgré nous et nous a changé à nous aussi à notre tour. L'autre éducation que nous avons voulu donner à nos enfants est à son tour critiquée aujourd'hui par nos enfants comme nous l'avons fait nous aussi à notre époque avec celle de nos parents. C'est particulièrement frappant je trouve dans les relations mères-filles. Beaucoup de femmes de ma génération ne voulaient surtout pas d'une vie comme leur mère respective. " Un enfant quand je veux avec qui je veux. Mon ventre m'appartient. " Ce slogan n' était clamé à haute voix que par quelques femmes seulement qui montraient la voie mais trouvait de l'écho chez beaucoup de femmes qui le criaient sans doute moins mais cherchaient à le vivre.
"A travail égal salaire égal" nous semblait aussi une revendication juste. L'autonomie financière, l'accès aux postes de responsabilité, le divorce librement consentie étaient revendiqués comme marques de progrès et d'avancées sociales, d'émancipation de la femme. Remettre en cause l'autorité " de droit divin" du père, du mari, c'était naturellement juste et bon. Quitter la campagne pour aller vivre en ville c'était la voie du bonheur assuré et du progrès, c'était le sens de l'Histoire contemporaine. Quitter sa famille, ne plus rester quatre générations au même endroit, ne plus vivre trois générations sous le même toit, fonder une famille au loin, ailleurs, semblait alors "normal", "naturel", dans l'ordre des choses de l'époque. Les couches culottes, les biberons, les petits pots, le frigo, le chauffage central, l'eau chaude et froide au robinet et les wc dans la maison, l'électricité, la télé, la voiture, la machine à laver, la chaîne stéréo, le presse purée, la moulinette, le robot ménager, voilà ce qui était indispensable au bonheur, à la réussite, à l'épanouissement individuel de tout un chacun.
Les autoroutes du bonheur sans fin s'ouvraient enfin à nous. La prospérité et la paix guidaient nos pas. La société de loisirs et de consommation c’était le paradis sur terre. Une vieillesse heureuse nous attendait. Dans un ciel sans nuage. Dans un monde sans entrave. Et puis patatras voilà qu'à notre tour nous sommes confrontés à des difficultés de toutes sortes comme nos parents en leur temps. Maladies nouvelles et surprenantes, crise économique, crise de valeur, de sens, menaces de guerres, instabilité financière, professionnelle, familiale, le tricot social si bien tricoté depuis la fin de la seconde guerre mondiale soudain se démaille et la maille file de plus en plus vite. Nul ne sait vraiment de quoi demain sera fait. Nos certitudes s’envolent. La précarité nous menace. Nul n’en est à l’abri pour lui ou pour l’un des siens.
Nos enfants nous jugent, nous critiquent, nous remettent en cause, explorent, cherchent des nouvelles formes de vie qui nous étonnent, nous déroutent, quelquefois nous déstabilisent. Ils vivent parfois dans une précarité le plus souvent non voulue mais nous reprochent notre matérialisme, notre manque de spiritualité, nos divorces, nos fuites, nos petites lâchetés quotidiennes, nos démissions, nos insuffisances. Certaines de nos filles veulent se marier, vivre à la campagne, faire des enfants, les allaiter, rester en congé parental, faire leur jardin, leurs courses au petit marché du coin, cuisiner leurs légumes et leurs volailles, utiliser du papier recyclé, des couches lavables, retaper une vieille maison, restaurer la cheminée, réhabiliter le bon vieux poêle à bois. Se soigner avec des plantes. Jeter aux orties les moyens contraceptifs. D'autres au contraire ne veulent pas d'enfants du tout, pas de responsabilité et pas de plan de carrière pour autant; quelquefois juste un homme à aimer pour toujours et à attendre à la maison à l'abri de tout ; parfois pas d'homme du tout; d'autres enfin vont d'hommes en hommes sans s'attacher, sans "construire " quoique ce soit. Et toutes elles envoient promener leur mère respective. "Mais maman je ne veux surtout pas de ta vie de femme libérée qui a passé sa vie à essayer de concilier tout et son contraire." Il m'arrive de leur dire: " Faites comme vous voulez, c’est votre vie." Et de penser " Vous ferez comme vous pourrez vous aussi …»